Johannes Brahms (1833 – 1897) : l’apaisement dans la lumière

Geistliches Lied (Op. 30, 1856)

Johannes Brahms en 1853
Première œuvre de Brahms pour chœur accompagné, ce Geistliches Lied – Chant Spirituel – révèle le talent d’un jeune homme de 23 ans, compositeur angoissé, chef de chœur ardent, grand lecteur, fou de musique ancienne. Le texte, du début du XVIIe siècle, exprime la confiance de l’homme dans la miséricorde divine, thème cher à Brahms. Quant à la musique, elle se caractérise par un brillant exercice de contrepoint, à la manière des compositeurs de la Renaissance, dont Brahms est imprégné, notamment grâce à sa fréquentation passionnée des partitions réunies dans la bibliothèque de son aîné Robert Schumann.
Très modeste par ses dimensions (il ne compte que 67 mesures !), le Geistliches Lied sera vite considéré comme un chef-d’œuvre et se classe parmi les pièces chorales les plus célèbres de Brahms. Cette notoriété est due, certes, en partie à la complexité de la structure en double canon, mais surtout, au-delà des analyses de spécialistes, à sa mystérieuse beauté. Quand la musique semble ainsi sourdre du texte même, quand sa lumière ne laisse plus aucune chance à l’ombre, quand elle atteint à cette incandescence, quand sa tension se résout en instants de grâce suspendus (l’« Amen » final !), alors peu importe la musicologie, peu importe que l’on soit croyant ou non ; la beauté nous enveloppe, nous élève, nous rassérène, nous rend meilleurs.

Laβ dich nur nichts nicht dauren mit Trauren, / Sei stille, wie Gott es fügt, / So sei vergnügt mein Wille, / Was willst du heute sorgen auf morgen ?
Ne succombe pas à la tristesse, / Sois sereine, ainsi que Dieu l’ordonne, / Sois donc comblée, ô ma volonté, / Pourquoi t’inquiéter aujourd’hui du lendemain ?

Der Eine steht allem für, / Der gibt auch dir das Deine. / Sei nur in allem Handel ohn’ Wandel, / Steh feste, was Gott beschleuβt, / Das ist und heiβt das Beste.
Celui qui est Tout pourvoit à tout, / Et t’accorde ce qui te revient. / Demeure en tout fidèle à toi-même, / Reste ferme, ce que Dieu décide / Est pour le mieux – c’est son principe.

Amen.

 

Schicksalslied (Op. 54, 1871)

Johannes Brahms en 1889
Le Schicksalslied – Chant du Destin – est créé en 1871, après une gestation quelque peu difficile. Brahms avait en effet choisi de mettre en musique un poème en trois strophes de Hölderlin, extrait de la longue œuvre intitulée Hypérion. Dans les deux premières strophes, le poète évoque un monde céleste de paix et d’harmonie où les bienheureux, « exempts de destin », jouissent de la source vive de l’esprit et de l’éternelle clarté – ce sont bien ces « Champs Elysées » que Brahms conçoit et nous donne à entendre dans le premier mouvement. Mais la troisième et dernière strophe chez Hölderlin oppose à cette vision de pure douceur une condition humaine faite d’errance, de souffrance et de doute. Ainsi, dans le deuxième mouvement, rapide et agité, Brahms nous emporte dans un tourbillon aveugle : nous voici ballottés, renvoyés de paroi en falaise, au fil des heures et des années, vers une incertitude sans fond. Pouvait-il terminer sa pièce sur une note aussi désespérée ? Sa correspondance témoigne des affres dans lesquelles le plongeait cette difficulté. N’oublions pas que le Schicksalslied fut mis en chantier en 1868, l’année même de la création du Requiem allemand. De même que, dans ce Requiem atypique, la douce espérance, consolatrice, vainc l’horreur de la mort, de même ici, le tragique du destin humain fait place, dans le dernier mouvement confié aux seuls instruments, à un apaisement lumineux. Brahms y réaffirme sa confiance : « Je dis quelque chose que le poète ne dit pas. »

Ihr wandelt droben im Licht / Auf weichem Boden, selige Genien ! / Glänzende Götterlüfte / Rühren euch leicht, / Wie die Finger der Künstlerin / Heilige Saiten.
Vous avancez là-haut, dans la lumière, / Sur un sol tendre, bienheureux génies ; / Les souffles scintillants des dieux / Vous effleurent à peine, / Ainsi les doigts musiciens / Les cordes saintes.

Schicksallos, wie der schlafende Säugling, / atmen die Himmlischen ; / Keusch bewahrt / In bescheidner Knospe / Blühet ewig / Ihnen der Geist, / Und die seligen Augen / Blicken in stiller, / Ewiger Klarheit.
Les habitants du ciel vivent purs de Destin / Comme le nourrisson qui dort ; / Gardé avec pudeur en modeste bouton, / L’esprit éternellement fleurit en eux. / Et les yeux bienheureux / Considèrent la calme / Éternelle clarté.

Doch uns ist gegeben / Auf keiner Stätte zu ruhn; / Es schwinden, es fallen / Die leidenden Menschen / Blindlings von einer / Stunde zur andern, / Wie Wasser von Klippe / Zu Klippe geworfen, / Jahrlang ins Ungewisse hinab.
Mais à nous il échoit / De ne pouvoir reposer nulle part. / Les hommes de douleur / Chancellent, tombent / Aveuglément d’une heure / À une autre heure, / Comme l’eau de rocher / En rocher rejetée / Par les années dans le gouffre incertain.

 

Geistliches Lied – Johannes Brahms – OTrente, Orchestre Colonne, direction Marc Korovitch – Enregistré le samedi 30 janvier 2016 – Salle Gaveau, Paris
Schicksalslied – Johannes Brahms – OTrente, Orchestre Colonne, direction Marc Korovitch – Enregistré le samedi 30 janvier 2016 – Salle Gaveau, Paris

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